1. Sur la plac' de la Bastille,
À travers l'immensité,
On voit un monsieur qui brille :
C'est l'géni' d'la Liberté !
Paraît qu'là-haut il s'embête,
Il voudrait bien s'envoler,
Ou bien piquer une tête,
Mais il n'peut pas s'en aller;
Et pourquoi ?
Parce que...
Il n'peut pas, il n'peut pas
Lâcher la colonne !
Il n'peut pas, il n'peut pas
Sauter jusqu'en bas !
Il n'peut pas, il n'peut pas
Lâcher la colonne !
Il n'peut pas, il n'peut pas
Sauter jusqu'en bas !
2. Quand il survient une averse
Ça lui tomb' serré sur l'dos,
P'tit à p'tit, la plui' l'traverse,
Il est trempé jusqu'aux os.
Pourtant il voit sur la place,
Perdu dans l'brouillard épais,
L'marchant d'paraplui's qui passe,
Mais il n'en ach't'era jamais !
3. Quand l'moment d'la canicule,
Quand nous trouvons qu'il fait beau,
Là-haut, le soleil le brûle
Sans qu'il puiss' boire un verr' d'eau ;
N'ayant mêm' pas d'chapeau d'paille
Pour se garantir un peu,
Il rôtit comme un' volaille
Sous l'éclat du ciel en feu.
4. C'est en hiver, quand il gèle,
Qu'il a le plus à souffrir ;
À travers le vent, la grêle,
Il n'a mêm' pas d'quoi s'vêtir.
Pourtant, tout Paris s'habille
À ses pieds, sans beaucoup d'frais.
Mais les Phar's de la Bastille
Ne l'habilleront jamais.
5. Quand la nuit étend ses voiles
Dans les horizons brumeux,
À la clarté des étoiles,
Il regard' les amoureux.
On dit qu'parfois il s'écrie :
Quand est-c' que viendra mon tour ?
Mais, hélas, jamais d'la vie
Il n'saura c'que c'est qu'l'amour.
6. Le dimanche, il voit la foule
Qui va respirer l'grand air ;
Au lieu d'rester sur sa boule
Il voudrait prendr' le ch'min d'fer.
Mais les employés d'la ligne
Se souci'nt bien d'son ennui,
Depuis l'temps qu'il leur fait signe
Le train part toujours sans lui.
7. Plaignons sa mésaventure,
Car, s'il nous fallait rester
Jour et nuit dans cett' posture,
Nous n'pourrions y résister.
Y a des gens qu'ont tout's les veines,
Mais croyez-vous qu'il en a ?
Lui, qui vient d'briser ses chaînes
Il est forcé d'rester là.