Yann Quéfellec - Le piano de ma mère
Maintenant si je vous dis qu'il est noir, ce piano, vous aurez un doute. Les mariées sont en blanc, les pianos sont en noir, les vaches bien gardées, les dieux ivres de puissance, chacun son métier, sa vérité : la mienne est pour beaucoup le fruit d'une enfance inachevée dont la suite et fin, pourquoi pas, auront leur chance ailleurs, dans une autre histoire.
Il n'est pas noir, il n'a pas de chandeliers pivotants style oribus, ni d'appendice caudal façon concert, il n'a rien que le désir tout familial d'adoucir les mœurs quand ma mère, ma sœur, mon frère aîné, quand mon père en jouent. Et moi ? Moi, j'y reviendrai longuement. C'est un Pleyel, un vrai Pleyel doté d'un cadre en métal anodisé brun miel, où les syllabes entrelacées de l'orgueilleux nom sont coulées sur le haut. On l'ouvre : Pleyel, on respire au passage une substantielle odeur d'abricot tapé. Je soupçonne le piano d'aimer les fruits, avec un faible pour les oreillons tapés.
Maintenant je vous propose un instant sacrilège. On tourne cette clé, on y va. On entre dans la chambre de mes parents qui n'est pas moins celle du piano. Ces affaires, là, sur la chaise et par terre, appartiennent à mon père. Il est comme ça. À gauche, le grand lit rouge et mon père faisant la sieste, la ruelle, la bibliothèque interdite, l'armoire à linge, la lampe égyptienne au bout d'une chaînette, le radiateur qui supporte un trois-mâts d'usine à voilure de Celluloïd fendant une mer de pâte à sel. À droite, une peinture chinoise, le guéridon en bois des îles et par-dessus le nécessaire à couture, enfin le tabouret à vis et le piano. On ne dirait pas, mais c'est moi, le gamin sur le tabouret, et je ne vais pas tarder à détraquer le système à vis.
- Allez, mon chéri... Et tiens-toi droit. Do mi mi... Do mi mi... Ré mi fa sol.